Lundi 2 septembre, 7h27
Je suis en pleine bataille contre un uniforme récalcitrant. Mes doigts tremblent tellement que je manque d’arracher un bouton. Sérieusement, qui a conçu ces chemises avec des attaches microscopiques ? On dirait des puzzles diaboliques pour doigts maladroits.
Je suis devant le miroir de ma chambre, mes cheveux formant une sorte de nid d’oiseau déstructuré sur ma tête, quand la douce voix de ma sœur Jane résonne depuis le couloir.
« Lizzie, on va être en retard !
— J’arrive ! je crie en retour, mon timbre trahissant un mélange d’excitation et de panique.
Jane apparaît dans l’embrasure de la porte, parfaite comme toujours. Ses longs cheveux blonds dansent sur ses épaules avec une grâce que mes boucles brunes n’auront jamais, même dans mes rêves les plus fous.
— Tu es super jolie, dit Jane avec un sourire rassurant. Essaie de te détendre un peu.
Je prends une grande inspiration, sentant mon cœur battre à cent à l’heure.
— Merci, Jane. C’est juste que… j’ai l’impression de sauter dans l’inconnu.
Jane m’attire contre elle, dans une étreinte réconfortante. L’odeur familière de son shampoing à la vanille m’apaise aussitôt.
— Je sais. Mais je serai là, me susurre-t-elle. On saute ensemble tu te souviens ? »
Je hoche la tête, en attrapant mon sac à dos d’une main tout en essayant de dompter mes cheveux de l’autre. Ce qui se solde par un double échec. Un dernier coup d’œil à mon téléphone me fait lever les yeux au ciel :
@LydiaBennettOfficiel : Premier jour à Pemberley ! Trop hâte de voir les nouveaux !!! #PemberleyMeVoilà
« Non mais tu as vu la story de Lydia ? je demande à Jane, en lui montrant l’écran.
Elle hoche la tête, un sourire amusé aux lèvres :
— Elle est… contente.
— Elle est obsédée, tu veux dire, je corrige. J’espère juste qu’elle ne va pas faire n’importe quoi. »
En regardant Jane quitter ma chambre, je me sens submergée par un mélange d’émotions contradictoires. La mixité à Pemberley pour ma dernière année, c’est un peu comme si on changeait les règles du jeu juste avant la ligne d’arrivée. J’ai toujours été à l’aise dans cet environnement féminin, où je peux être moi-même sans me soucier du regard des garçons. Ce qui me fait le plus peur, c’est l’idée de changer. Je ne veux pas devenir une de ces filles obsédées par leur apparence, ou bien qui gloussent dès qu’un garçon passe. Ce n’est pas moi. Non. Moi, je suis Lizzie, la mordue de littérature, celle qui préfère un bon roman à une séance de maquillage. Je veux vivre pleinement cette dernière année, bien sûr. Mais pas au prix de mon identité. Je refuse de tempérer mon sens de l’humour, ou trahir ma passion pour l’écriture juste pour m’intégrer dans ce nouveau Pemberley.
Dans la cuisine, c’est le chaos total. Ma mère s’affaire, préparant le petit déjeuner pour Lydia et Kitty, mes sœurs jumelles cadettes qui entrent en seconde cette année. Ma mère ne travaille pas. Mais avec une maison de quatre enfants à tenir, elle ne manque pas d’occupations. Elle peut passer des heures à repasser le linge de tout ce petit monde en bingewatchant des séries turques à l’eau de rose sur Netflix. Ce qui lui vaut beaucoup de moqueries de notre part quand, le soir au dîner, elle s’évertue à vouloir nous convertir à ses bleuettes d’ado attardée.
Je l’observe, ses cheveux en bataille et son tablier de travers, et un élan d’affection teinté d’exaspération me traverse. Malgré ses défauts et son obsession pour les histoires de cœur (qu’elle a malheureusement transmises à Lydia), ma mère reste le cœur chaleureux, quoique souvent chaotique, de cette maison.
L’odeur de pancakes flotte dans l’air, me faisant remarquer que mon estomac est trop noué pour avaler quoi que ce soit. Papa, lui, se cache derrière son journal, probablement pour échapper à l’excitation générale. Papa, s’il pouvait vivre reclus dans la bibliothèque de la maison, quand il n’est pas dans sa librairie, il signerait dans la seconde. Non pas qu’il ne nous aime pas. Il nous adore, c’est certain, mais le seul homme de la maison, il se sent parfois dépassé par notre surreprésentation féminine.
Quoique Kitty ait bien cru un moment s’identifier non-binaire, ce qui aurait pu rebattre les cartes de la parité. Mais ma mère n’a rien voulu entendre. Je crois surtout qu’elle ne pouvait pas la comprendre. Alors Kitty s’est faite discrète à ce sujet, déjà parce qu’elle n’est pas du genre (sans mauvais jeu de mots) à partir au front, mais surtout parce qu’elle-même ne sait finalement pas encore qui elle est vraiment. Ce qui n’est pas le cas de Lydia, qui elle, sait beaucoup trop à mon goût qui elle est depuis qu’elle a fêté ses 15 ans, à savoir : une fille prête à tout pour percer avec son compte TikTok, sortir avec des garçons et aller à des soirées.
« Elisabeth, ma chérie, dit ma mère en me tendant une assiette, ses yeux brillant d’un enthousiasme suspect. N’oublie pas de sourire aujourd’hui. Qui sait, tu pourrais très bien te trouver un amoureux !
Je grogne, sentant mes joues s’empourprer malgré moi.
— Maman, je vais en cours.
— Oh, ne sois pas si sérieuse, réplique-t-elle. Tu te rends compte qu’il a fallu attendre 123 ans pour que Pemberley devienne mixte ? Qui sait ce qu’il va se passer avec l’arrivée des garçons du lycée de Netherfield ?
— Probablement rien d’aussi excitant que dans ton imagination débordante maman. Je marmonne, alors qu’elle est déjà repartie vers ses fourneaux, fredonnant joyeusement.
Le trajet jusqu’au lycée est un mélange de silence nerveux, de chansons pop massacrées par ma mère, de bavardages excités de Lydia et Kitty et d’une Jane rayonnante et tranquille qui me lance des petits regards complices. Je regarde par la fenêtre, observant le paysage familier défiler. Les arbres commencent à changer de couleur, annonçant l’arrivée de l’automne. Comme un rappel que le changement est inévitable, que je le veuille ou non.
Quand nous arrivons devant les imposants bâtiments en briques rouges de Pemberley, le parking est un champ de bataille d’émulations adolescentes : des filles qui crient de joie en se retrouvant, et surtout, des garçons qui essaient de paraître cool en traînant des pieds. Et ma mère, fidèle à elle-même, qui décide au moment où nous sommes déjà à 10 mètres de la voiture de nous dire… enfin, de nous hurler :
« Mes chéries, n’oubliez pas la réunion de rentrée cette après-midi, hein ! »
Je suis mortifiée. Tous les regards sont à présent tournés vers elle. Et par ricochet vers nous.
J’accélère le pas, me frayant un chemin entre les nouveaux venus et sans vraiment m’attarder sur d’éventuelles connaissances. Ma priorité est de fuir le parking, Jane sur mes talons semble tendre vers le même but. Dès que je franchis les portes, une vague de nostalgie m’envahit. L’odeur familière de vieux livres et la couleur réconfortante des boiseries centenaires me rappellent aussitôt pourquoi j’aime tant cet endroit. Les murs ornés de portraits d’anciennes élèves semblent nous observer avec amusement. Là où se tenaient auparavant les secondes excitées par la rentrée se trouvent à présent des grappes de jeunes adolescents. C’est étrange de voir des silhouettes différentes de celles qui peuplent habituellement le hall. Les rires et voix qui résonnent sont un mélange soprano, mezzo et baryton. Une nouvelle symphonie se joue dans les couloirs, et je m’habitue doucement… Prudemment à sa mélopée. Et mon cœur que j’ai presque réussi à calmer bat un peu plus vite que d’habitude, comme quand on est sur le point de vivre quelque chose de nouveau.
« Alors, Lizzie, me lance Jane, de ses yeux bleus taquins. Toi qui es une fine observatrice, ton analyse de la situation nous annonce-t-elle une bonne année ? »
Je hausse les épaules, essayant d’adopter un ton léger malgré mon appréhension.
— Ma chère sœur, il n’est que 8h52. Le jury délibère encore. Mais je dirais… potentiellement intéressant, possiblement catastrophique…
— Catastrophique ? Tu plaisantes ? La voix surexcitée de Lydia éclate derrière nous. Ça va être ÉPIQUE ! Vous avez vu tous ces garçons ? Je vous parie que je serai la première à avoir un crush ! »
J’échange un regard exaspéré avec Jane.
— Lydia, on n’est pas dans une télé-réalité là. C’est juste le lycée.
— Juste le lycée ? répète Kitty navrée. Lizzie, tu exagères !
Je souris, touchée par leur optimisme naïf.
— Ok, tu as raison, Kitty. Ça sera peut-être chouette qui sait. »
Je plonge le nez dans mon téléphone afin d’entreprendre une étude minutieuse de mon emploi du temps, tout juste photographié sur le tableau d’affichage, quand mon épaule heurte quelqu’un.
« Oh, je suis désol- » Les mots meurent sur mes lèvres quand je lève les yeux et le vois. Grand, sombre, l’air aussi accueillant qu’un orage en plein été. Mais un garçon si beau que j’en oublie presque comment respirer. Le brouhaha du couloir s’estompe soudain, comme si quelqu’un avait baissé le volume du monde. Nos regards se croisent et mon cœur rate un battement. C’est cliché, je sais, mais c’est exactement ce que ça fait.
Dans la collision, un objet tombe à nos pieds. Instinctivement, nous nous baissons en même temps pour le ramasser. C’est un livre de poche à la couverture cornée. Tess d’Urberville, MON livre préféré. Nos mains s’effleurent sur le papier glacé légèrement écorné et un frisson électrique remonte le long de mon bras. Je retire ma main comme si je m’étais brûlée, et sens mes joues s’embraser malgré moi.
Je me relève, le visage empreint de confusion, ce qui se traduit sûrement par mes sourcils froncés. Mais avant que je puisse articuler une excuse cohérente, sa voix grave me coupe net dans mon élan.
— Tu pourrais faire attention, lâche-t-il, en se relevant d’un geste brusque.
Je cligne des yeux, abasourdie par son ton cassant. L’impolitesse de sa remarque chasse instantanément le trouble qui m’avait envahie.
Qui est-il pour me parler ainsi ? Incroyable qu’un crétin pareil ait bon goût en littérature… À tous les coups, ça n’est pas son livre.
— Pardon ? Je crois que “faire attention” est un concept qui s’applique à deux personnes lors d’une collision, je réplique d’un ton acerbe.
Il hausse un sourcil, visiblement peu habitué à ce qu’on lui tienne tête.
— Peut-être que si tu levais les yeux de ton téléphone de temps en temps, ce genre d’incident n’arriverait pas.
— Oh, pardonne-moi d’avoir osé regarder mon emploi du temps. La prochaine fois, je m’assurerai d’arriver en retard afin de ne pas incommoder sa majesté, je rétorque, la voix dégoulinante de sarcasme. Quant à toi fais plus attention à tes livres, les chef d’œuvres ne traversent pas les siècles pour finir froissés comme de vieux mouchoirs. (Et c’est une fille de libraire qui le dit.)
— Si tu savais… Un air de défi, peut-être même d’amusement, traverse son regard, mais est aussi vite remplacé par une expression froide et hautaine. Sans un mot de plus, il me contourne et s’éclipse, me laissant plantée là, perplexe. Mais pour qui se prend-il ?
Ce n’est que lorsqu’il disparaît au détour du couloir que je réalise que je sens encore une chaleur à l’endroit ou sa peau a touché la mienne. Cette décharge électrique… Je n’avais jamais rien ressenti de tel. Et pourtant, dès qu’il a ouvert la bouche, toute cette magie s’est envolée. Comment ai-je pu être aussi bête ? Lizzie Bennet, jour 1, 9h03… bravo les résolutions. Au moins ça m’apprendra. Me laisser troubler par le premier beau visage que je croise, moi qui me targue toujours de ne pas me laisser avoir par les apparences. Mais le pire, c’est que malgré son attitude détestable, une partie de moi ne peut s’empêcher d’être intriguée. Tess d’Urberville… Je ne savais pas que Thomas Hardy était au programme.
Je soupire, frustrée par mes propres contradictions. Ce n’est qu’un garçon après tout, pas vrai ? Un garçon très désagréable en plus. Je devrais écouter mon corps, l’électricité, c’est un signe qu’il m’envoie pour me dire « Attention red flag ! »
« Qui était-ce ? souffle Kitty, les yeux écarquillés.
— Aucune idée, je réponds. Sûrement le roi des crétins.
Lydia ne peut s’empêcher d’ajouter son grain de sel. « Il est plutôt pas mal, tu sais. Bien joué le coup de la collision avec le beau gosse, Lizzie ! Tu nous cachais des talents. »
— N’importe quoi ! je proteste, me sentant rougir à nouveau.
Puis, après une pause, j’ajoute : Mais j’avoue que cette année pourrait être plus… Surprenante que prévu.
Lydia éclate de rire.
— C’est ce que j’essaie de te faire comprendre depuis des semaines !